Conseils de lecture
John le Carré tire sa révérence avec élégance
Si John le Carré, figure tutélaire du roman d'espionnage anglais, est mort en 2020, il a laissé derrière lui une masse de documents que s'est consacré à trier son fils Nick Harkaway, lui-même romancier émérite.
Le moins qu'on puisse dire c'est que jusqu'à présent Harkaway s'est montré très respectueux de l'oeuvre de ce père qu'il admire, ne cédant pas à la tentation d'éditer des fonds de tiroir à peine terminés. En lieu et place, il a mis la touche finale au manuscrit de "SILVERVIEW", ou "L'Espion qui aimait les livres", un texte maintes fois remanié par le Carré et quasiment achevé à sa mort.
Pour un manuscrit en gestation depuis des années, ce roman est pourtant l'un des plus faciles d'accès de son auteur habitué aux intrigues labyrinthiques. L'histoire est celle d'un ancien trader ayant renié sa vie de richesses pour monter une librairie indépendante. Mais, comme votre librairie de quartier pourra vous le dire, tenir une librairie, même quand elle est perdue au milieu d'une province anglaise peuplée de retraités, ça n'est pas une mince affaire, et notre héros aurait bien du mal à s'en sortir sans l'aide d'Edward, aimable vieillard qui offre gracieusement son érudition et son enthousiasme. Mais l'aide d'Edward est-elle vraiment désintéressée ?
A l'inverse d'autres roman de John le Carré, ici l'identité dudit "espion" est claire dès le début. Le lecteur sait en entrant dans l'histoire qu'Edward est probablement un agent double traqué par ses anciens collègues. Ce n'est pas dans cette révélation que repose l'intérêt de ce roman, mais plutôt dans ce qui a pu pousser l'idéaliste Edward à changer de camp, et comment des individus ayant consacré leur vie à un pays peuvent, au crépuscule de leur vie, repenser leur conception de la loyauté.
Un excellent roman doublé d'une bonne porte d'entrée dans l'univers de John le Carré.
L'irrésistible ascension de Claire North !
Après "84K" l'année dernière et la publication en série de "La Maison des Jeux", il semblerait que les éditeurs français aient remarqué le potentiel de Claire North, autrice britannique très prolifique.
On a ici affaire à la réédition d'un texte plus ancien, qui avait contribué à placer North sur la carte des auteurs à suivre : l'histoire étrange de Harry August, qui tel un Bill Murray revit sans fin les mêmes événements... Sauf que dans ce cas de figure, c'est toute sa vie qu'il faut revivre, renaissant invariablement le même jour, des mêmes parents, pour mourir à peu près au même âge.
Utilisant ce pouvoir et cette malédiction pour vivre une myriade d'existences et assouvir sa curiosité, Harry découvrira qu'il n'est pas seul : d'autres comme lui ont appris à supporter le poids d'une destinée toujours effacée, toujours recommencée. Certains s'adonnent à un hédonisme nihiliste, d'autres choisissent d'oublier, pour revivre chaque existence plus intensément. Il y en a, enfin, qui enfreignent les règles pour modifier le cours de l'Histoire...
L'idée est connue, les règles de l'univers sont originales, et l'histoire est prenante. En mélangeant allègrement les vies de son héros et en réussissant à créer des enjeux dans un récit où chaque existence est effacée à heure fixe, Claire North a signé un roman de science-fiction infiniment divertissant.
L'un des romans de fantasy incontournables de ces dernières années.
La Vorrh est une forêt ancestrale dont on dit qu'elle abriterait le jardin d'Éden. En ce début de XXème siècle, elle est pour les colons européens une source inépuisable de matières premières et l'objet de leurs fascinations les plus décadentes. Le lecteur suivra avec plaisir les aventures surnaturelles de l'écrivain Raymond Roussel, du photographe Eadweard Muybridge, d'un soldat anglais aux convictions chamaniques et d'un enfant élevé par des machines cyclopes... Entre autres !
L'écriture de Brian Catling est ciselée, travaillée comme une matière souple et tranchante, et servie par un sens certain du suspense et de la narration. On sent, derrière l'écrivain, le plasticien à l’œuvre : les personnages ont des corps en mouvement, en travail, ils sont bardés de matières inorganiques qu'ils intègrent en eux... Ce qui ne manquera pas de séduire le lecteur, c'est le foisonnement incroyable de l'imaginaire déployé, qui va puiser dans toutes les directions artistiques marquantes des XIX et XXème siècles britanniques tout en étant résolument original. Les personnages fictifs et historiques se croisent sans distinction, et mélangent le réel et l'imaginaire pour donner plus de corps à l'importance de la Vorrh à travers l'histoire. Pour autant, Catling n'en oublie pas de travailler ces personnages, et arrive nous emporter avec eux avec un sens du storytelling qui donne des complexes.
En vérité, je pourrais digresser pendant des heures sur le plaisir que j'ai ressenti à lire Vorrh, mais vous ne seriez pas plus avancés : pour le comprendre, il faut le lire.
Bien qu'édité dans une collection de science-fiction, ce texte a le potentiel de ravir tous les lecteurs. Il s'agit d'une pépite littéraire qu'il vous reste à découvrir. Maintenant que le livre est disponible en poche et que la trilogie vient de prendre fin avec la sortie du dernier volume, "les Divis", on est en droit de se demander ce que vous, lecteur avide de nouveauté, attendez encore pour vous lancer.
Dramaturge reconnue, Noëlle Renaude avait fait une entrée remarquée dans le roman noir avec les Abattus, l’histoire brumeuse d’un jeune homme anonyme dont le chemin de vie se parsemait de cadavres…
Dans ce nouveau roman, Renaude repousse plus loin les frontières du genre qu’elle s’était attachée à redéfinir, en réduisant cette fois-ci encore plus son intrigue. Ici, pas de narrateur, ni même de personnage central, on suit simultanément une myriade de personnages dans leurs destinées tragiques, héroïques, souvent banales, toujours splendides. Parsemée de hasards romanesques, la vie de ces personnages, individus perdus au milieu du progrès et de l’Histoire, croisera toujours celle, mystérieuse, d’une famille bourgeoise recluse dans son manoir, et de leur fils, handicapé mental, qui va attirer sur lui les regards des curieux.
Car c’est ça qui intéresse Noëlle Renaude, et qui forme la base de son histoire : le regard, et comment tous ces personnages, qu’ils soient comptables, aides à domicile, détectives, boulangère ou même tueur à gages, vont construire leur propre fiction au sujet de ce manoir et de ses habitants par la direction de leur regard, de leur curiosité, de leur avidité.
Et ça marche. En tant que lecteur, on traverse le texte et sa densité stylistique sans effort. C’est sans conteste un des romans les plus intéressants de la rentrée.
Une expérience de lecture à la fois réjouissante et réconfortante.
Au sommet de la ville de Mordew, assemblage hétéroclite de constructions encerclées par un océan déchaîné, dans un monde qui a peut-être déjà pris fin, trône le manoir, mystérieux et immémorial. Et au sein du manoir réside celui qui rend toute vie possible : le Maître…
On peut présenter Mordew au lecteur curieux comme un mélange contre-nature d’un feuilleton dickensien, d’un univers gothique à la Mervyn Peake, et d’un roman d’apprentissage magique à la Harry Potter : homoncule déséquilibré qui renvoie à plusieurs genre littéraires et imaginaires qui n’ont a priori rien à faire ensemble.
Ce livre ne devrait pas marcher… Et pourtant ! S’ouvrant avec une liste de personnages et annexé d’un glossaire, Mordew se présente sans équivoque comme une oeuvre ambitieuse, une grande fresque épique déployant un riche univers et une esthétique de l’étrange et du monstrueux. Et force est de dire que ça marche.
Des chiens qui parlent, un château labyrinthique, un livre qui peut répondre à toutes les questions, des enfants voleurs, et tout un assortiment de maladies pulmonaires, créatures hybrides, sortilèges et malédictions, le tout centré sur la mystérieuse figure du Maître, magicien omnipotent, du jeune Nathan Treeves, gamin des rues qui se retrouve sous sa tutelle, et de l’étrange mélasse vivante qui recouvre tout et dont ils tirent leurs pouvoirs… L’histoire est passionnante et l’auteur arrive sans mal à nous emporter avec lui grâce à son humour, ses dialogues savoureux, son monde crépusculaire et un sens du rythme bien dosé.
Le résultat, c’est un roman qui parvient à être à la fois original et rassurant, débordant de nouveauté avec sa ville débordante de prodiges tout en donnant le sentiment au lecteur d’évoluer en terrain connu, celui du roman d’apprentissage, de la fantasy et de l’aventure.
Sans conteste l’un des textes les plus ambitieux et les plus intéressants de cette rentrée imaginaire, on conseille Mordew à tous les lecteurs.